Lorsque Marc Aurel débute sa carrière de designer en 1990, l’expression « design de mobilier urbain » est aussi peu connue qu’employée par les architectes comme par les designers.
On parle déjà d’aménagement d’espace, de requalification urbaine, la notion d’art urbain refait son apparition, mais le design d’objet n’occupe qu’une place secondaire dans l’approche de l’espace public. Il n’en est qu’un détail, un accessoire de second plan qui ne bénéficie d’aucune attention particulière. Le maître d’oeuvre, architecte ou urbaniste,en abandonne volontiers sa conception aux sous-traitants ou aux équipes techniques.
Le design urbain, un champ d’étude délaissé
Personne ne semble être en charge ou prendre en compte l’étude de ces objets pourtant destinés à accroître le confort de l’espace public, tout en lui conférant une identité forte et une plus grande qualité perçue. C’est pourquoi cette tâche pouvait incomber, au gré des projets, au paysagiste, au bureau d’étude technique, à un architecte, aux entreprises de bâtiment et des travaux publics chargées de la réalisation des chantiers, voire plus rarement à un designer. Le créateur désigné s’efforçait de concevoir ces « composants urbains1», en s’inspirant du concept général déjà développé et en glanant des éléments du projet. Il travaillait selon une approche et un point de vue issus de sa seule culture « métier ». L’ampleur de l’étude dépendait alors directement du temps et des moyens impartis, souvent limités.
Le résultat de ce type de démarche dissociée présente généralement l’inconvénient d’une vision très orientée. Les produits conçus, aussi cohérents soient ils, révèlent avant tout d’évidentes priorités économico-fonctionnalistes qui contrarient l’intégrité de l’étude et son bon développement. Dans ces conditions, il devient parfois plus simple de choisir des équipements génériques, proposés sur catalogues. Cette option offerte par quelques rares fournisseurs d’équipements urbains de l’époque2 était retenue, faute de mieux, par certains prescripteurs.
Des grands urbanistes avec une vision globale de la ville
En contrepoint de ce traitement urbain aussi spontané que malhabile qui accompagnait une expansion nouvelle et quelquefois incontrôlée des agglomérations françaises, les villes portaient encore l’imposant héritage haussmannien de la fin du XIXe siècle3. Héritage auquel on devait les seuls équipements de référence trouvant presque unanimement grâce aux yeux de tous : les colonnes Morris apparues en 1842 et dessinées par l’architecte Gabriel Davioud, les fontaines Wallace qui portent le nom de leur commanditaire et concepteur et qui désaltèrent la capitale depuis 1872, sans oublier les emblématiques édicules de Guimard qui signalent à partir de 1900 les accès du métro parisien.
Au XIXe siècle, la révolution industrielle modifie considérablement la morphologie des villes. La question de l’organisation urbaine devient centrale et va générer plusieurs propositions d’aménagement à l’origine de l’urbanisme. Le plan d’extension de Barcelone, conçu par l’ingénieur catalan Ildefons i Sunyer Cerdà4, marque dès 1860 la conversion de la ville ancienne en ville industrielle. Cerdà s’appuie comme Haussmann sur les nouvelles théories hygiénistes et intègre déjà la notion de réseau de communication et de mobilité. Dans ce dispositif, quelques mobiliers urbains ponctuent l’espace public et le décorent tout en fournissant aux passants de multiples services.
En 1889, l’ouvrage « L’Art de bâtir les villes » de l’architecte et historien d’art autrichien Camillo Sitte pose, quant à lui, les fondements d’un urbanisme artistique issu d’une analyse des villes anciennes et d’une recherche d’équilibre vide/bâti respectant l’échelle humaine. Il préconise l’usage de la courbe et du point de vue pour mettre en scène la vie publique et favoriser les relations entre l’individu et le corps social. Cette réflexion ne va pas jusqu’à l’échelle de l’objet mais fixe les contours d’un paysage propice à l’eurythmie.
Enfin, Ebenezer Howard, urbaniste britannique, expose en 1898, dans son livre « Tomorrow: A Peaceful Path to Real Reform » (Demain : une voie pacifique vers une véritable réforme), une vision idéale de la ville basée sur un fonctionnement communautaire et faisant un trait d’union entre ville et campagne. Cette invention de la cité-jardin était, de l’avis même de son auteur, une « combinaison originale de proportions5» capable d’accueillir une société nouvelle.
On constate que le bien-être de l’individu se décide et se dessine principalement au niveau du plan d’organisation de la ville et que l’objet urbain, bien qu’étant en lien direct avec le citadin, ne bénéficie d’aucune recommandation précise pour sa conception, qui se voit traitée comme une simple déclinaison du schéma général.
La rupture du fonctionnalisme
Ces programmes qui restent attachés à une approche sensible et décorative de l’espace public, issue de la composition urbaine établie à la Renaissance, s’estompent au début du xxe siècle pour laisser place à une vision fonctionnaliste de la ville6. Une ville-machine7, utilitaire, efficace et rationnelle, que la doctrine du courant progressiste d’urbanisme8 divise en zones de fonctions urbaines, localisées, plantées d’espaces verts et reliées par des voies de circulation différenciées.
Faisant suite à « La Cité industrielle » de Tony Garnier9, « le Plan Voisin », projet d’aménagement pour le centre de Paris dessiné par Le Corbusier en 1925, présente le schéma d’une ville imaginée sur ce principe et en rupture totale avec la ville traditionnelle. Sa rigueur géométrique, servie par les nouveaux matériaux de construction que sont l’acier, le béton armé et le verre, ordonne espaces et fonctions pour assurer le bien-être10 de la population. Malheureusement, le vide résiduel obtenu entre les surfaces bâties rectilignes et monotones, débarrassé de tous objets et de tous décors jugés superflus, ne constitue plus un espace public investi d’imaginaire urbain.
Le retour à une vision sociale et le grand projet urbanistique de Barcelone
Par la suite, une nouvelle analyse, plus fine de la trame des relations sociales, apparaît sous l’impulsion des sciences humaines et sera à l’origine de l’urbanisme contemporain et, un peu plus tard, de la psychologie environnementale11. Par définition, l’espace public est un espace de passage et de rassemblement à l’usage de tous, qui constitue, selon le philosophe et sociologue allemand Jürgen Habermas12 le cadre du débat public . Il est aussi le siège de questionnements multiples, un vide longtemps délaissé au profit des pleins matériels que sont les bâtiments. Il est enfin le point de rencontre des disciplines et des intérêts engagés dans la composition de nos villes, qu’il faut apprendre à combiner et coordonner. Ce lieu complexe, carrefour d’intérêts multiples, espace en perpétuelle évolution, est un véritable enjeu depuis peu.
Car, si dès le début des années 1960, sous l’impulsion de nouvelles réglementations communales13, une entreprise comme JCDecaux affiche déjà une volonté d’harmoniser l’aménagement urbain en proposant une gamme cohérente d’équipements publics14, il faudra attendre la fin des années 1980, avec la programmation des Jeux olympiques d’été à Barcelone, véritable catalyseur urbanistique, et la vision du maire de cette ville, Pasqual Maragall i Mira, pour qu’apparaissent à cette occasion des projets d’aménagement innovants et d’envergure, capables de se départir d’une conception passéiste et stéréotypée de l’espace public. Au sortir de la période noire du franquisme, le projet de redéfinition de la ville de Barcelone, orchestré par l’architecte Oriol Bohigas et l’architecte urbaniste Joan Busquets, prend des allures de résurrection.
D’ambitieux aménagements urbains voient le jour et s’établissent sur la base de « projets-programmes », nourris de valeurs citoyennes et de stratégie économique. Urbanistes, architectes et designers laissent libre cours à leur créativité et suscitent, par leurs propositions fondées sur une approche globale, une mixité sociale et une synergie des territoires, source de cohésion entre les lieux et leurs occupants. Cette approche concertée, qualifiée « d’urbanisme démocratique », fera école dans de nombreuses villes européennes, dont la ville de Lyon.
Les années 1990 en France : le renouveau
Durant les années 1990, la ville de Lyon va réinvestir son tissu urbain et développer la notion d’espace public, dimension émergente de la ville qui s’efforce de promouvoir le thème de la qualité de vie. L’attention portée à l’aménagement urbain et aux espaces de vie partagés qu’il détermine devient alors un enjeu politique fondamental qui fait de la ville un thème de création et un champ de recherche privilégié. La ville n’est plus seulement structurée autours d’axes de communication reliant de grands pôles architecturaux où la voiture domine, mais elle devient espace de vie habité, habillé, innervé par de multiples réseaux, structuré et mis en scène. C’est aussi la possibilité offerte à certains édiles de marquer la ville de leur empreinte en affirmant une identité urbaine distinctive.
Cette prise en compte des implications de l’environnement dans le bien-être des individus qui l’occupent est significative d’un élargissement conceptuel et méthodologique des principes de création. Les collaborations pluri- et inter-disciplinaires qui se font jour dans les années 1960 visent à réconcilier au sein même de l’approche scientifique ou créative l’objet et le sujet, permettant ainsi de recontextualiser des problématiques assujetties jusque-là au cloisonnement restrictif des disciplines.
Dès lors, les représentants des sciences humaines et sociales intègrent les différents réseaux d’acteurs impliqués dans l’aménagement urbain et offrent ainsi une analyse étendue des attentes, enjeux, relations et implications que suscitent de telles études sur l’espace public. La sociologie, l’ethnologie, l’anthropologie, la psychologie, l’histoire, la géographie, l’économie, la linguistique, la philosophie et d’autres sciences encore sont interrogées pour apporter leur éclairage sur l’examen contextuel, étape essentielle et incontournable à tout aménagement urbain.
Le design comme réponse concrète aux nouveaux questionnements
Le design, de par son approche transversale située au confluent de nombreuses disciplines, investit naturellement ces problématiques d’aménagement et contribue à la requalification des villes par un travail sur la qualité paysagère, le mobilier urbain, l’harmonisation des espaces, le traitement des surfaces et des revêtements, la signalétique directionnelle et patrimoniale et l’accompagnement des déplacements.
Le travail du designer commence précisément là où se termine celui de l’urbaniste qui définit la morphologie générale d’une ville, son organisation et celui de l’architecte qui lui donne sa forme. Bien sûr, la conception urbaine ne se résume pas à définir les grands pôles d’activité d’un territoire et à les relier par de grands axes d’échanges et de déplacements. Elle sait aussi produire des compositions spatiales accompagnées de prescriptions organisationnelles et formelles qui favorisent l’articulation entre stratégies globales et contraintes locales.
Cependant, cette intervention demeure principalement à l’échelle de l’agglomération ou, dans le meilleur des cas, à celle du quartier15. Manque donc ici toute la dimension immédiate et familière que rencontre l’usager de l’espace public dans sa déambulation. Une confrontation qui permet très concrètement d’instaurer un lien entre l’individu et la ville.
L’apport du design réside principalement dans sa maîtrise de l’environnement immédiat des usagers, dans sa capacité à traiter le cadre de vie à l’échelle humaine, pour y composer une ambiance porteuse de sens, d’identité et d’efficacité, installant ainsi un climat harmonieux et pertinent. Le mobilier urbain est devenu le point d’entrée privilégié de cette expérience intime de la cité. Au sein de l’espace public, vaste étendue indocile, le rapport d’échelle immédiat qu’il instaure avec les passants révèle un environnement plus direct, comme domestiqué, qui construit et affirme, par le sensible, l’identité globale d’un site et lui confère sa qualité d’usage.
Extrait de « Domestiquer l’espace public » – éditions Archibooks