A quoi ressembleront nos villes dans le futur? Comment évoluera l’éclairage urbain au cours du siècle prochain? Bien que notre avenir demeure en grande partie imprévisible, le consultant urbain Marco Bevolo a entrepris d’étudier, en collaboration avec le spécialiste de la conception lumière Tapio Rosenius, les divers scénarios envisageables pour nos villes.
Les résultats de leurs travaux ont été rassemblés dans un livre fascinant commandé par Philips et intitulé « Créer la ville habitable » (téléchargeable ici en version anglaise). Pour l’Observatoire du design urbain, Marco Bevolo évoque plus en détails le contenu de ces scénarios et leurs implications.
Marco Bevolo, vous avez été chargé par Philips d’écrire un livre sur l’avenir de l’éclairage urbain, « Créer la ville habitable ». Avec cette étude, qu’attendait Philips en termes de prospective et de prévoyance vis-à-vis du futur?
J’ai deux réponses à vous donner. Tout d’abord au niveau des processus à l’origine du livre. Il s’agit de la troisième publication commandée par Philips, qui utilise la même approche – la première étude d’avant-garde à ce sujet a été réalisée en 1996, et c’est de celle-ci qu’a été tiré le premier livre. La dernière version adopte une perspective spécifiquement européenne. C’est une publication dite « intermédiaire » dans le cadre d’un programme mondial plus large qui englobe la décennie en cours.
D’autre part, les résultats sont beaucoup plus appliqués et applicables ici que dans les éditions précédentes. Dans les versions de 1997 et 2007 des livres city.people.light les études s’appuient le plus souvent sur des croquis qui permettent d’imaginer les scénarios d’éclairage sur les dix, quinze ans à venir. Le livre actuel comprend de nombreuses maquettes et photos, de sorte qu’il est plus facile d’imaginer à quoi ressembleront dans la réalité les résultats de l’étude. Les concepts proposés peuvent ensuite filtrés et sélectionnés pour devenir la base de la création de produits nouveaux et innovants.
La publication est également destinée à alimenter le débat et les idées autour de l’éclairage urbain – cette interview en est un parfait exemple. C’est l’esprit de la « stratégie multi-usages », un concept défini en 1991 par le Dr Stefano Marzano, par lequel un programme comme « Créer la ville habitable » et son livre sont utilisés comme base à des plans d’action en matière d’innovation, à la mise en réseau et à l’engagement des intervenants, et au dialogue des médias avec un public plus large. C’est pourquoi l’approche city.people.light doit être considérée comme une plate-forme ouverte pour la recherche, l’échange et la participation.
Qu’est-ce que signifie exactement cette approche que vous nommez « approche matricielle par 16 éléments » ?
La matrice n’a pas été créée à l’occasion de ce livre, le concept a plutôt été rafraîchi et mis à jour pour l’Europe, qui jusque-là s’était basée sur le concept de matrice globale adopté en 2006. Le but est d’imaginer la société de demain et comment nous pouvons y travailler, et aussi comment développer nos villes. Cette version peut être appliquée aux villes européennes et les scénarios envisagés sont le résultat du dialogue entre divers experts européens.
Ces scénarios peuvent ensuite être appliqués dans le but de créer des concepts de design visionnaires portant sur des situations spécifiques et concrètes. Par exemple, à Wroclaw en Pologne, une série de passages souterrains très sombres ont été convertis en espaces lumineux où les enfants voulaient bien jouer, grâce à l’utilisation de solutions d’éclairage spécifiques.
A Dubrovnik, pour raconter l’histoire de la ville, on a projeté de subtiles scénographies sur les bâtiments, qui tout en étant minimalistes, respectaient le contexte. Enfin, à Glasgow, les « feux de joie sociabilisateurs » ont été créés pour donner aux gens un lieu où se rassembler.
C’est une manière innovante de transformer la fonction utilitaire de l’éclairage public en un moyen d’encourager les rencontres physiques, comme un contrepoids à la numérisation. Il y a plus de vingt concepts de design dans le nouveau livre, représentant les contributions de 150 à 200 intervenants qui ont travaillé à partir de la même matrice contenant ces multiples futurs urbains.
Quels sont les scénarios-clés générés par l’usage de cette matrice ?
Ces scénarios socio-culturels clés décrivent des visions de futurs à privilégier pour nos villes, plutôt que de se concentrer sur des concepts individuels qui mèneraient à des solutions élaborées par des designers – ces concepts seront développés plus tard, lors des workshops qui auront lieu dans plusieurs villes. Nous nous concentrons ici sur la narration et le récit qui pourra être utilisé pour inspirer les architectes, les urbanistes et les designers.
Par exemple, nous avons exploré le thème de « l’appartenance » et le désir de plus en plus prégnant de faire partie d’un groupe. Cela pourrait se traduire par un urbanisme standardisé, comme on le voit dans les banlieues riches partout en Europe. Mais pour éviter de continuer à construire des zones suburbaines uniformes « façon Dysneyland », nous avons proposé un scénario actif, dans lequel architectes et designers doivent avoir le courage de proposer de nouveaux concepts hybrides et éclectiques.
Quelles sont les principales perspectives à envisager pour le futur de l’éclairage urbain ?
Il s’agit d’une question très ouverte et je vais vous donner une réponse qui va à l’encontre de mon intuition. Je vais vous décrire un genre de ville et d’éclairage qui je pense, n’a pas d’avenir à long terme. En ce moment, la tendance est de créer des «villes intelligentes» qui seraient dirigées par des entreprises high-tech fournissant réseaux numériques et infrastructures. Ces entreprises réunissent leurs administrateurs pour discuter à comment réduire les coûts, et arrivent à la conclusion que la mise en réseau numérique réduit les coûts et augmente la qualité de vie. Il s’agit d’un discours omniprésent dans le monde d’aujourd’hui lorsqu’on parle d’innovation et de planification urbaine; ce discours marque très profondément l’Europe en ce moment.
Je suis très sceptique quant à l’avenir de viles qui seraient dirigées par la technologie – dans certains pays asiatiques, les villes sont très high-tech et sophistiquées, mais se retrouvent vides et sans âme, avec une participation civique limitée. L’infrastructure numérique devient juste une autre couche de technologie comme l’électricité l’a été au début du XXe siècle, ou le téléphone plus récemment.
Cependant, je crois fermement que nous devons remettre les citoyens au coeur du processus d’aménagement urbain et les impliquer davantage dans le dialogue social autour des villes. Ils ne sont pas seulement des clients pour des solutions numériques, ils sont beaucoup plus que cela car ils sont les vrais propriétaires des villes. En ce sens, les entreprises peuvent créer de l’innovation en descendant de leur tour d’ivoire et en faisant participer les citoyens et les communautés à la conversation. « Créer la ville habitable» et city.people.light en tant qu’approche générique se place exactement dans cette direction, dans la veine d’une tradition de pensée qui combine plus de vingt ans d’expérience factuelle.
Qu’est-ce que les usagers vont gagner en termes de bien-être ?
Les avantages pour les usagers prendront plusieurs formes. Tout d’abord, des avantages concrets qui visent à améliorer leur condition physique, comme on le voit dans le concept d' »escaliers actifs » créé à Glasgow pour encourager les gens à faire plus d’exercice. Ensuite, en termes d’expression personnelle, grâce à l’utilisation d’applications numériques. Par exemple à Bratislava, ces fenêtres actives qui la nuit, illuminent les façades et servent à communiquer avec les personnes situées à l’extérieur.
Enfin, en matière de développement durable. Le thème de l’écologie a été systématiquement abordé lors de nos workshops. Il est devenu une question centrale. Cependant, nous devons évoluer, au-delà d’idées simples et fonctionnelles sur l’éclairage des jardins, pour aller vers quelque chose de plus sophistiqué.
Nous parlons ici de la création d’objets d’art et d’un storytelling subtil, qui prendrait en compte ce contexte. Cela pourrait ressembler à un retour en arrière, mais c’est en fait une très bonne nouvelle, car cela signifie que les valeurs du développement durable s’ancrent toujours plus profondément dans notre culture. L’art et la poésie vont faire leur chemin dans notre culture et notre société pour mettre en valeur les demandes futures en matière de solutions pratiques.
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