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Quand design rime avec intelligence : entretien avec Patrick le Quément

Le catamaran Outremer 5X dessiné par Patrick le Quément et l'agence VPLP, élu Bateau Européen de l'année 2013 et Multi-coque de l'année USA 2014
Le catamaran Outremer 5X dessiné par Patrick le Quément et l’agence VPLP, élu Bateau Européen de l’année 2013 et Multi-coque de l’année USA 2014

Si aujourd’hui Patrick le Quément est conseiller en innovation et en stratégie design, c’est fort d’une expérience exceptionnelle de 42 ans dans le design et la qualité. A son arrivée en tant que Directeur du design industriel chez Renault, un poste qu’il occupera pendant 22 ans, il a su convaincre ses dirigeants de placer le design au centre de la stratégie d’entreprise du groupe. Il est aussi le designer de génie qui a devancé les attentes des consommateurs en créant la célèbre Twingo.

Designer multi-facettes, Patrick le Quément est aujourd’hui revenu au cœur du métier par la pratique du dessin, et conçoit en collaboration avec les architectes navals de l’agence VPLP, en plus de ses autres activités, des catamarans Outremer pour le groupe Grand Large ainsi que des catamarans Lagoon pour le groupe Beneteau.

Pour l’Observatoire du design urbain, il nous livre sa vision globale du design face aux enjeux du monde actuel.

Patrick le Quément, vous êtes aujourd’hui conseiller en innovation et en stratégie design pour des entreprises du monde entier. Vous intervenez dans des domaines aussi variés que les hautes technologies, l’électronique, l’aciérie, l’hôtellerie, les transports… Quelle vision globale du design proposez-vous à ces entreprises ?

J’interviens en effet pour différentes entreprises dans le domaine du design et de la stratégie design, dans des pays comme la France certes, mais aussi en Chine, au Japon et en Inde, mais également pour une très grande entreprise européenne.

Mon apport est très différent d’une entreprise à l’autre. Autant pour des entreprises automobiles, j’interviens en tant qu’expert de par mon expérience de près de 42 ans dans ce domaine, dont 22 chez Renault,  autant pour beaucoup d’autres, j’apporte mon savoir acquis dans le design management, et plus particulièrement pour les petites et moyennes entreprises, pour essayer de bien déterminer leurs atouts.

Je leur fais faire des exercices qui peuvent paraître simplistes au départ, qui consistent à définir les mots clés qui les représentent. Je m’aperçois que ces patrons qui ont créé leur entreprise ont souvent des difficultés à définir leur propre identité, et qui souvent reviennent vers moi après ces exercices car ils se rendent compte qu’ils ne se sont jamais posé ce genre de questions.

Nous travaillons en réunion, par petits groupes, avec ou sans le patron de l’entreprise pour parvenir à déterminer quels sont les quatre mots-clés qui représentent les valeurs de l’entreprise. Cet exercice se fait à voix haute et le but est de se limiter à seulement quelques termes.

Pour aller plus loin, je leur parle de mon expérience avec le linguiste japonais Takao Suzuki qui a écrit un livre extrêmement intéressant, « Words in context ». Dans ce livre, ce linguiste nous fait remarquer que, par exemple, lorsqu’on traduit un mot de l’anglais au japonais, si on ne fait pas attention on peut arriver rapidement à cinq ou six définitions différentes, et commence alors une longue promenade dans le dictionnaire…

La première Twingo - Renault

La première Twingo – Renault

Il est donc important de décrire aussi le contexte du mot, ce qu’il signifie mais aussi ce qu’il ne signifie pas. Le but est d’arriver à une liste de pas plus de quatre mots clés, tout à fait précis, qui représentent l’entreprise et qui puissent dès lors être déployés dans une stratégie de marque. Plus tard on pourra tout à fait vouloir une évolution, et choisir de faire évoluer un des mots. L’important étant de trouver les caractéristiques qui vont être représentatives de l’entreprise, et dans quelle mesure chacune sera mise en avant.

C’est une démarche que je pratique à chaque fois, que ce soit dans un conglomérat qu’un constructeur de bateaux à voiles, ou une entreprise de high-tech européenne. Bien sûr cela va beaucoup plus loin. C’est une démarche de réflexion qui est aussi une démarche collective, car je suis persuadé de l’importance du collectif. Je suis très imprégné de cette phrase d’Enzo Ferrari, « L’équipe a remplacé le génie solitaire ». Cette démarche a marqué mon évolution et à mon avis, elle est très importante pour le futur.

Comment favoriser l’innovation et la créativité dans les entreprises françaises ?

Il me semble que l’innovation et la créativité sont des valeurs qui sont particulièrement mises en avant aujourd’hui. Mon but est de valoriser les spécificités de la France par rapport à d’autres pays, car il est certain que la France est un pays qui a une très forte attraction pour l’expression du concept.

Au regard de son histoire, on a souvent une juxtaposition d’une part, des arts décoratifs liés à l’artisanat et à la tradition et d’autre part, un mouvement très fort associé au concept et à l’innovation.

Dans le domaine de l’automobile d’avant-guerre, la grande carrosserie française est marquée par la tradition, représentée par exemple, par Figoni & Falaschi, et parallèlement par Gabriel Voisin qui était dans une recherche permanente d’innovation. Dans le domaine de l’architecture c’est la période de la revue « Esprit nouveau » fondée par Le Corbusier. Cela me rappelle sa définition du design, « de l’intelligence rendue visible ». En France, nous vouons un culte à l’intelligence, ce qui se traduit par une vraie volonté d’innovation dans les entreprises. Je suis moi-même très marqué par cette idée.

Le concept-car Initiale Renault en 1995

Le concept-car Initiale Renault en 1995

Si on revient à la question, de mon côté je pousse les entreprises pour lesquelles je travaille à concevoir des produits qui correspondent aux critères de jugement actuels, et notamment la qualité. Je suis entré dans un secteur que je ne connaissais pas, la plaisance, en tant que qualiticien car j’ai dirigé pendant quatre ans la direction qualité du groupe Renault. J’ai été contacté par le groupe Grand Large pour mettre en place une démarche qualité pour les bateaux Outremer, Allures et Garcia. C’est à partir de cette démarche qualité que l’on m’a demandé de dessiner de nouveaux bateaux. Je pense qu’il est très important que l’innovation et la qualité cohabitent ensemble, sans quoi on risque de se perdre. Il faut que l’innovation entre dans une démarche globale de recherche de qualité.

Sur quels arguments les entreprises industrielles de taille petite et moyenne feront-elles appel à un designer pour guider leur stratégie d’entreprise ?

Je ne pense que nous soyons dans un contexte où les entreprises vont faire appel à un designer pour guider leur stratégie d’entreprise. J’ai pour ma part affaire à deux cas de figure.

Soit à un dirigeant d’entreprise qui a déjà engagé une démarche design. Ce dirigeant peut faire appel à un designer pour continuer à développer leur stratégie, ce que je recommande.

Soit à d’autres dirigeants qui, par pression des médias ou de leurs confrères, vont faire appel pour la première fois à un designer. Ils vont alors l’utiliser comme un interlocuteur privilégié et intégrer sa démarche dans une réflexion stratégique. J’ai tendance à travailler avec des entreprises qui sont dans ce deuxième cas. Ce sont des entreprises qui ont pris conscience que face aux dures réalités de l’exportation, il n’y a pas d’avenir sans stratégie design.

Le Trawler Garcia GT 54 élu Bateau Européen de l’année 2013Garcia

Le Trawler Garcia GT 54 élu Bateau Européen de l’année 2013

Mon apport réside dans mon expérience importante en ce domaine, et aussi ma carrière internationale puisque j’ai travaillé en Allemagne, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, au Japon. C’est avec ces entreprises que j’ai le plus de succès et aussi celles avec qui j’ai le plus de plaisir à travailler. Sans cette prise de conscience de l’importance du design, il est très difficile de survivre. Aujourd’hui il n’est plus possible de proposer des produits mal pensés, peu attractifs, et de mauvaise qualité…  Le temps de la médiocrité est révolu.

Vous avez fondé avec deux partenaires, Maurille Larivière et Marc Van Petegem, The Sustainable Design School. Cette école enseigne le design durable. Pensez-vous que les exigences du développement durable soient une priorité pour les designers de demain ?

Contrairement à ce que certains peuvent dire, il y a très peu d’écoles qui sont vraiment orientées vers le développement durable, et c’est pourquoi nous avons choisi, avec les deux autres membres fondateurs, d’en faire la base même des enseignements, c’est à dire trouver des solutions d’innovation durables centrées sur l’humain.

Nous recevons des étudiants venant du secondaire mais aussi, en 3ème et 4ème années pour l’entrée en master, des étudiants venant d’horizons différents tels que les filières techniques, le commerce, la sociologie… L’objectif des masters étant de développer la pluridisciplinarité. Nous pensons que la pluridisciplinarité  est essentielle pour l’avenir. Nous avons également des étudiants de diverses nationalités.

Nous nous apercevons avec surprise que cette ouverture transdisciplinaire et internationale est très porteuse auprès des entreprises pour qui les étudiants développent des projets.

Premier dessin en 2009 après 15 ans de non pratique

Premier dessin en 2009 après 15 ans de non pratique

Que ce soit lors des cours de dessin, ou des cours classiques proposés par toutes les écoles de design, l’accent est mis sur la prise de conscience des problèmes du monde dans lequel nous vivons, et donc de l’éco-conception, du développement durable. Nous travaillons avec des entreprises comme Toyota, Schneider Electric, Hermès, Renault, SITA-Suez Environnement, et chaque projet est très différent. Renault a beaucoup apprécié par exemple un projet développé pour la mobilité en Inde et nous a demandé d’entamer une deuxième phase de recherches, et bientôt, une troisième.

Nous travaillons aussi en collaboration avec l’Institut du développement durable et des relations internationales, l’IDDRI qui émane de Sciences Po, sur des questions comme : comment rendre plus compréhensibles les enjeux de la transition écologique ? Cette école est un des plus beaux projets de ma vie.

Et pour finir sur un thème cher à l’Observatoire du design urbain, quel regard posez-vous sur l’évolution des mobilités en ville ?  

Je dois dire que je vis dans deux endroits très différents, à Garches près de Paris, et à Cassis. Dans un cas je bénéficie d’un réseau exceptionnel de trains et de métro, mais aussi de l’agrément d’ailleurs souvent sous-estimé des bus, ce qui fait que je dois quasiment me forcer pour utiliser ma voiture. Par contre, dans le Sud de la France les moyens de transport collectifs sont plutôt déficients, et il est même assez difficile de trouver un taxi.

J’ai la chance de beaucoup voyager et j’ai pu observer différents types de système. Il y a bien sûr des pays comme la Chine où l’envie de posséder une voiture est telle que l’on voit exploser le nombre de véhicules automobiles. Mais à mon avis l’avenir de la ville n’est clairement pas associé à la voiture. Il sera sans doute question à l’avenir de trouver des moyens de transport qui soient efficaces et qui permettent de réduire au maximum les distances entre chez soi et le moment où on entre dans ce mode de transport collectif. Quant au fait de marcher, nos populations vieillissantes n’auront sans doute pas l’envie ni la capacité de marcher sur de trop longues distances et pendant trop longtemps.

Dans des villes comme Paris ou Londres, nous avons des réseaux de métros remarquables par leur efficacité même si le matériel roulant est souvent vieillissant et l’inspiration du design laisse parfois à désirer. De nombreux produits continuent à être mis au point par des ingénieurs sans que le designer soit pleinement sollicité, et il est grand temps d’associer plus activement le design tout au long du développement de ce matériel.

 

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