Quelles sont les attentes réelles des usagers dans l’espace public ? Comment intégrer ces choses simples, du quotidien, à nos services collectifs ?
L’Observatoire du design urbain a rencontré Gérard Bouché, architecte d’intérieur, programmiste et consultant en ergonomie et en conduite de projets architecturaux.
Ses multiples activités l’amènent à observer, ressentir et traduire ces myriades d’impressions qui composent notre vécu collectif. Avec l’enthousiasme d’un homme passionné par son métier, il nous offre ici une analyse originale de nos pratiques quotidiennes en ville, ces « scenari de vie » qui ne trouvent pas toujours réponse dans les services proposés par les municipalités.
Bonjour Gérard Bouché, d’un espace idéal destiné au débat public, aux places colonisées par les voitures et les enseignes commerciales, il existe bien des exemples contradictoires de l’usage collectif de l’espace public. Quelles sont à votre avis les attentes actuelles des usagers quant à l’utilisation de cet espace commun ?
Au préalable, j’aimerais préciser quelques éléments sur ceux qu’on appelle les usagers. D’abord, en tant qu’acteurs du monde du vivant, ils sont soumis à trois grands aspects : des disparités physiques, des capacités de compréhension différentes selon leur culture, et troisième aspect, des états physiques très variables, je pense notamment aux personnes âgées. A mon avis, il est important de préciser cela en amont de toute réflexion sur l’espace urbain.
Ensuite, quand on fait référence à l’espace urbain, on s’aperçoit que c’est la logique du mouvement qui prévaut. Les usagers évoluent dans la ville par cheminements : le long des trottoirs, des commerces, des monuments.
Enfin, cette mise en mouvement est obligée : rares sont les opportunités de s’arrêter en ville. Il est même suspect de stationner quelque part. En fin de compte, l’espace urbain est conçu comme une injonction à circuler. On s’entendrait presque dire : « Circulez, il n’y a rien à voir ! »
Par rapport à ces injonctions, et pour répondre à votre question, je dirais que les usagers de l’espace public cherchent des refuges : des espaces de retrait, ou des espaces de calme, loin des agressions de tout ordre. Donc s’intéresser à l’espace public, c’est finalement prendre acte de ce passage des usagers de refuge en refuge. Comment s’extraire de ce flux dominant où je ne m’appartiens plus ? Les boutiques et les cafés sont des réponses à ce besoin de refuge, même si parfois les agressions sonores sont telles dans ces lieux qu’on n’a pas non plus envie d’y rester.
Les endroits réellement calmes en ville sont assez rares. Ils sont de plus en plus dominés par une dimension commerciale.
Cerner les attentes des usagers, c’est aussi situer les besoins de prise de recul par rapport à la dominante individualiste. La plupart des gens pressent le pas pour rentrer chez eux. Ceux qui pensent la ville n’ont pas intégré ce besoin de nonchalance qui nous inviterait à nous promener, à discuter. Ce phénomène est renforcé d’une part, par l’omniprésence des technologies, et notamment l’utilisation des smartphones, qui réduit l’opportunité de rentrer en contact avec l’autre. Et d’autre part, par les décideurs qui voient la ville trop souvent sous un angle sécuritaire.
Par exemple à la sortie des écoles : certes la sécurité des enfants est assurée par des protections de toutes sortes. Mais en même temps tout est fait pour qu’on ne stationne pas. Encore une fois, c’est cette injonction du « Circulez, il n’y a rien à voir ». Il n’y a aucun espace de convivialité alors que les attentes des parents pourraient se situer sur un moment, même bref, passé à discuter. On voit donc que les choses très simples du quotidien ne sont pas intégrées à la réflexion sur l’espace public, alors que la réflexion technique est très poussée.
Toutes ces attentes n’ont en plus aucun cadre pour être révélées. Le politique assure sa sécurité par la technique, mais la dimension psychologique n’est absolument pas prise en compte. De même pour téléphoner en ville : les cabines téléphoniques ont été supprimées à cause de l’arrivée des smartphones. Cependant le besoin de téléphoner au calme demeure : aucun espace n’a été pensé pour ces nouveaux usages.
Il y a donc là une opportunité de remettre du collectif là où la technique a pris le dessus. Les urbanistes pensent l’espace public selon une logique très individualiste. Or il faut aller chercher les attentes cachées des usagers. Ce qu’ils ne disent pas et même, ce qu’ils ne soupçonnent même pas. C’est un travail qui fait appel à d’autres disciplines, comme l’ergonomie, la psychologie, la sociologie, pour répondre à ces questions : qui sont ces acteurs du monde du vivant ? Quels sont leurs problèmes ? Qu’est-ce qui façonne leur quotidien ? Je pense d’ailleurs à la démarche de Marc Aurel qui est très intéressante à ce sujet, et qui est d’exprimer ces attentes nouvelles.
Quels sont aujourd’hui les moyens à la disposition de l’architecte et de l’urbaniste afin de favoriser l’échange, le bien-être et la participation au sein de ces espaces ?
Je pense que pour diagnostiquer l’espace urbain, une approche multi-regards s’impose. La profession d’ergonome que j’exerce propose une vision de ces usages. Habituellement cette analyse porte sur le monde du travail. Si on décale cette vision vers l’espace urbain, peuvent naître des réflexions très intéressantes pour les architectes, les urbanistes, les designers…
L’approche urbaine met en scène des « scenari de vie ». Il faudrait prendre le temps de voir comment les usages évoluent. La Station Osmose propose d’ailleurs une vraie réflexion à ce sujet, très riche et très qualitative.
Il serait aussi intéressant de laisser des espaces en friche dans la ville, où l’on pourrait observer l’évolution des usages, sans obligation de réussite. Nos décideurs politiques sont souvent échaudés par l’échec de certains projets urbains, des quartiers sans vie, désertés. Or il serait intéressant de réfléchir à pourquoi cela n’a pas fonctionné ? Quelles étaient les attentes réelles des gens ?
Quel est l’impact du design du mobilier urbain quant à la perception de l’espace public par ses usagers, dans les transports notamment ?
Le mobilier urbain est une opportunité d’agir et aussi d’intégrer de nouveaux services comme l’a fait Marc Aurel avec la Station Osmose. Par exemple, mettre un affichage clair de l’heure d’arrivée des bus dans les Abribus va permettre à l’usager de maîtriser son temps : acheter un journal, passer un coup de fil en attendant. Cette réflexion n’est souvent pas assez poussée. On assure le minimum pour la sécurité, et on laisse l’utilisateur à une autonomie qui n’en est pas vraiment une finalement.
Le mobilier urbain est une opportunité de répondre à ces attentes, mais pas la seule. On pourrait imaginer des espaces de regroupements conviviaux. Par exemple dans les parcs pour enfants, rien n’est fait pour les parents, qui la plupart du temps, s’ennuient. De même aux sorties de crèches, l’absence d’espace de convivialité vous invite à repartir rapidement. Les services proposés dans l’espace public ne sont pas puissants, car ils ne sont pas précédés d’une réflexion sur les scenari de vie. Enfin, il y a peut être aussi d’autres formes de mobilier urbain à inventer…
Pensez-vous que l’espace public puisse parfois être traité comme une série d’espaces intérieurs, qui favoriseraient les notions de confort, de convivialité, voire d’intimité ?
Oui tout à fait, je trouve cette proposition très intéressante. Car quelle que soit l’échelle, l’utilisateur est toujours le même. Cet usager est empreint d’attentes, de contraintes et aussi de poésie. Cette dimension poétique n’est pas assez prise en compte dans l’espace public. Le banc conçu par Marc (collection Onda) en céramique est remarquable à ce sujet. Au départ les gens avaient peur de le casser, et en même temps appréciaient cette douceur d’assise. Ce siège amène une notion de qualité domestique à l’espace public.
Il est cependant regrettable de constater que nos décideurs ne réfléchissent pas selon une logique du bien-être, mais par rapport à la crainte des dégradations. Regardez par exemple l’évolution des bancs dans le métro parisien : par peur que des clochards s’y allongent, on ne peut plus se rapprocher de la personne qui nous accompagne, car les sièges sont tous bien séparés. Les commandes de mobilier urbain sont régies par des décideurs qui sont complètement inhibés par l’idée du risque.
Pour ma part, j’aimerais trouver un univers urbain dans lequel j’aie envie de rester. Pourquoi le bien-être et la relation à l’autre sont toujours pensés négativement ? A force de toujours fournir un service minimum, nos décideurs excluent une partie de la population du système. Par exemple, combien de personnes âges ne prennent plus le bus de peur de se blesser, d’être malmenées ? En cela nos services collectifs ne le sont pas vraiment.
Enfin je dirais que ce confort et cette convivialité sont bienvenus, mais à condition qu’ils soient ouverts à tous. La convivialité, si elle est liée aux technologies, sera excluante pour les personnes âgées. Ces personnes vont s’exclure elles-mêmes du système, sans que personne ne le réalise.
Enfin, selon vous, quel rôle pourront jouer à l’avenir des entreprises comme JCDecaux quant à l’entretien et à la mise en valeur des ces espaces, alors que les municipalités manquent de plus en plus de moyens pour animer celles-ci ?
Je suis assez admiratif de cette belle entreprise qu’est JCDecaux. Ils ont envie de proposer des choses différentes. Cependant ils ne devraient pas à mon avis être les seuls à développer une réflexion sur l’espace public. Je ne parle pas de les mettre en concurrence, mais plutôt d’entretenir une vision politique sur ces aspects de notre vie commune.
Certes, JCDecaux assurera peut-être de plus en plus la maintenance de ces espaces, mais le politique devrait au moins rester un agitateur d’idées. L’impact de ces réflexions est inquantifiable, mais à mon avis les retombées d’un tel débat sont très certainement positives pour l’amélioration de la qualité de vie et du bien-être en ville.