Sociologues1et essayistes2s’accordent à le dire, nos sociétés connaissent actuellement un mouvement d’accélération généralisé.
Cet emballement social, économique, technologique, politique se transforme en une mauvaise habitude qui devient même nécessité3. Cette précipitation des rythmes de vie aboutit à un sentiment d’inconfort et une incapacité toujours plus grande à interpréter la marche du monde et à l’accompagner. Seule certitude, le compte à rebours écologique est lancé et appelle à des actions correctives radicales.
La volonté de mieux anticiper les mutations sociétales et leurs implications sur nos espaces de vie nous incite à imaginer des scénarios pour le futur, notamment pour tout ce qui concerne l’aménagement des villes qui, en 2050, devraient accueillir 80 % de la population mondiale. C’est justement le rôle de la prospective que de prévoir les nouveaux usages et les innovations associées. Cette méthode présente deux approches distinctes : l’une consiste à imaginer, à partir de tendances actuelles, des modèles de comportements dont elle laisse le soin au design prospectif de matérialiser les implications (démarche exploratoire), l’autre vérifie l’éventuelle adéquation de notre présent avec un futur souhaité (démarche normative).
Le design, en formalisant des hypothèses, est un moteur de l’innovation4. C’est aussi un formidable outil stratégique qui, de par son approche globale et son caractère pluridisciplinaire, peut efficacement orienter ces investigations5. À partir de trois champs prospectifs majeurs, technologique, social et plastique, nous pouvons essayer de déterminer quelques pistes de réflexion quant à l’évolution de l’aménagement urbain.
Le champ technologique
En 1946, une méthode de résolution des problèmes inventifs voit le jour. Elle est baptisée méthode TRIZ6. À partir de l’analyse de plus de 400 000 brevets, Genrikh Saulovich Altshuller, scientifique russe, démontre qu’une innovation repose généralement sur la résolution d’une contradiction dont le dénouement peut s’inspirer de solutions génériques, issues de l’expérience déjà acquise. Il établit également plusieurs lois d’évolution des systèmes techniques dont une fondamentale, qu’il nomme Augmentation du niveau d’idéalité. Ce que mettent en évidence cette méthode d’aide à la conception et cette loi d’évolution, c’est la dématérialisation progressive de la technique qui tend à rendre plus immédiate l’accessibilité aux fonctions mises en place au sein d’un système conçu pour répondre aux besoins d’utilisateurs7.
Cette diminution des coûts et des ressources employées va dans le sens d’une économie légère8 tout comme d’ailleurs l’intégration croissante de technologies contemporaines de gestion de l’information ou de production d’interfaces intelligentes. Si, dans le cadre de l’espace public, certaines fonctions semblent irréductibles (comme par exemple se protéger des intempéries), on peut tout à fait imaginer, compte tenu de cette disposition des objets à l’immatérialité, que les dimensions informative, signalétique voire même sensorielle des équipements seront assurées par des technologies toujours plus « diaphanes ».
Autre source de spéculation intellectuelle, les nouveaux matériaux et les matériaux dits intelligents, qui permettent une adaptabilité grandissante à l’environnement et à ses sollicitations. On parle même pour un avenir relativement proche, de matière programmable9, ce qui laisse entrevoir de vastes possibilités de configurations géométriques et spatiales, paramétrables en fonction de l’évolution du contexte ou des besoins des usagers.
Une autre manière de gérer la temporalité de l’aménagement public consisterait, a contrario du mobilier pérenne que l’on rencontre aujourd’hui, à miser sur le caractère éphémère des objets, du point de vue de leur agencement mais aussi de leur constitution. Chacun pourrait alors intervenir sur l’organisation spatiale des lieux publics ou sur les équipements en les modifiant, les complétant ou les adaptant directement. Ces interventions permettraient, par leur brièveté, de tester de nouvelles techniques, de nouveaux matériaux, de nouvelles pratiques, de nouvelles perceptions et de démontrer par leur contingence la vraisemblance et l’intérêt de certains changements.
Le champ social
Même s’ils contribuent par leur expertise et leur talent à améliorer la qualité de l’espace urbain, urbanistes, architectes et designers restent tributaires des stratégies politiques en cours. Si les individus sont parfois subordonnés, les méthodes bénéficient par contre de plus d’autonomie. C’est ainsi qu’apparaissent aujourd’hui des initiatives originales de management public s’inspirant fortement de la méthodologie du design. De la simple concertation à la conception participative, tout un panel d’outils et de méthodes sont à inventer pour amorcer une réappropriation de l’espace urbain par l’ensemble des citoyens.
Les professionnels de la création, par leur capacité d’écoute et d’analyse pluridisciplinaire des usages et des besoins, ainsi que par leur faculté à mêler pragmatisme et sensibilité, représentent à ce titre des partenaires potentiellement privilégiés de l’action publique10. À l’ère de l’open source11, du Do It Yourself12, du RepRap13, du cloud computing14 (qui est une autre forme de dématérialisation), chacun doit pouvoir, à sa manière, se prononcer sur l’orientation à donner à l’environnement public et, pourquoi pas, contribuer à sa définition.
L’intrusion de la sphère privée ou de l’espace domestique dans l’espace public, s’affirme. Comme le déclare le sociologue Dominique Wolton, la ville, « c’est là où, au-delà de la circulation des hommes et des biens, est née la liberté d’expression, condition de l’espace public. Là aussi où est né l’espace privé, comme conquête des droits de l’individu15». Pourquoi ne pas accentuer alors ce bouleversement de la proxémique, cette nouvelle mise en scène du quotidien, en imaginant des lieux de « conquête » où s’exprimeraient les individualités ? Des espaces d’investissements personnels, susceptibles d’accueillir du mobilier urbain fortuit et auto-prescrit, pour aller bien au-delà du modèle anglo-saxon d’urbanisme de résidentialisation, qui par une pseudoprivatisation de l’espace public, est sensé favoriser une démarche d’appropriation des habitants et optimiser les interactions sociales.
Aussi labiles soient-elles, les traces d’une urbanité arrogée sont constitutives de la personnalité des lieux et des usagers. Elles mettent en jeu la question de l’identité, de sa représentation et donc de sa surveillance, mais aussi de son exposition et, par là-même, de ce nouveau pouvoir accordé à celui qui est vu et baptisé par Jean-Gabriel Ganascia la
« sousveillance16».
Au coeur de l’espace public, l’image de soi et son contrôle deviennent ainsi l’enjeu de nouveaux pouvoirs et de nouvelles exclusions, confortés ou non par l’aménagement urbain, jouant plus que jamais son rôle de décor.
Le champ plastique
Les nouveaux outils conceptuels, méthodologiques et technologiques bousculent les conventions et émancipent les formes. La puissance de modélisation et de calcul associée aux nouveaux procédés de fabrication concourent à créer de nouvelles fantaisies et à ébranler l’échelle des valeurs esthétiques, fonctionnelles et éthiques. Dès lors, tout devient possible et accessible. Seule nécessité, trouver un équilibre même instable, à l’instar de cette « ville de l’âge III17» désignée ainsi par Christian de Portzamparc et qui associe cohérence et hétérogénéité.
L’espace public en tant que reflet de la vie sociale se doit de représenter toutes les facettes du réel, de l’expérience kinesthésique à celle de l’immatériel, et de la neutralité à la fonction décorative revendiquée par Marc Aurel : « En créant ma collection de mobilier, j’ai voulu m’affranchir des fabricants pour ne plus être contraint par la logique économique d’une entreprise et pouvoir développer mes propres formes, mes propres objets, développer à loisir la question de la mise en scène et du sensible en jouant sur la diversité des objets et leur assemblage plutôt que sur la notion de gamme. Pour pouvoir aussi expérimenter des matières nouvelles qui ne soient pas forcément celles préconisées par l’industrie et ses exigences de rentabilité, des matières apportant une plus value sensorielle importante. Car ce qui m’importe, c’est la sensation, l’effet visuel, la texture : ce que je défends à travers cela, c’est la qualité perçue des villes, la qualité des ambiances. Il faut arrêter d’aligner les objets dans la ville comme si on plantait maladroitement des arbres. La cohérence de l’espace public ne peut pas venir d’une juxtaposition de fonctions, mais plutôt d’une composition harmonieuse et réfléchie. Quant à une éventuelle dématérialisation des fonctions, si elle doit arriver, je serai le premier à en exploiter les possibilités, mais je pense que, dans le même temps, j’aurai toujours envie de dessiner des objets ayant une forte présence pour ne rien perdre de cette expérience physique tellement humaine et enrichissante. »
Lieu de vie, de rencontre, d’expression, d’innovation et de mémoire, l’espace public évolue sans cesse au gré des usages et des acteurs qui l’investissent et se l’approprient. Espace vécu et partagé où se côtoient l’insoumis et le policé, il participe à structurer la ville dont il compose une image et une identité aussi mouvante qu’insaisissable. Les excès du développement des villes génériques18 mégalopoles chaotiques, denses et structurées autour de la notion de réseaux, ont contrarié la constitution d’une nouvelle urbanité. Une puissante volonté d’associer à nouveau espace public et bien-être se fait pourtant jour.
Depuis le début des années 1990, beaucoup de municipalités ont compris l’importance de ce lieu et son enjeu stratégique. Elles se sont engagées dans un effort de revalorisation de leur territoire en développant des thèmes centrés sur la question environnementale, favorables à l’établissement d’un confort social, tels que la gestion de la mobilité urbaine, la maîtrise de l’énergie, le rapport au végétal… En découle une relation nouvelle au paysage qui génère de nouveaux objets et de nouveaux espaces qu’il reste encore à développer.
En établissant un échange harmonieux avec la nature, en créant la possibilité d’interrelations, en favorisant l’appropriation de l’espace public par l’ensemble de ses usagers, le design urbain s’efforce d’établir les conditions d’une relation symbiotique entre l’individu et son milieu, sans en évacuer pour autant la dimension économique
Inventer un design social, durable, désirable et rentable, voilà bien une gageure difficile mais néanmoins passionnante et stimulante à relever, afin de dessiner la ville de demain.
Extrait de « Domestiquer l’espace public » – éditions Archibooks