Magazine du design urbain

Espace Public

Le projet urbain, une histoire à raconter ?

Une vue panoramique du PAV, à Genève
Une vue panoramique du PAV, à Genève

Le métier d’urbaniste serait-il aussi celui de savoir « raconter des histoires » ?

Nous avons interrogé l’architecte et urbaniste Nathalie Luyet Girardet, à la tête du très important projet d’aménagement public CEVA à Genève. Sur la base d’un colloque organisé par la fondation Braillard Architectes à Genève le 11 septembre 2013, et intitulé « Faire des histoires ? Du récit d’urbanisme à l’urbanisme fictionnel : faire la ville à l’heure de la société du spectacle », Nathalie Luyet évoque pour nous, à travers des expériences concrètes, l’importance d’un récit fictionnel préalable aux réalisations des urbanistes.

Bonjour Nathalie Luyet Girardet, vous dirigez depuis le 1er mai 2012 l’aménagement des espaces publics liés aux futures gares de la liaison ferroviaire CEVA (Cornavin – Eaux Vives – Annemasse). Ce projet va profondément modifier le paysage urbain des zones concernées. Comment faire accepter de telles mutations aux habitants du secteur ?

Avant toute chose je souhaite faire remarquer quelques particularités liées au territoire suisse. L’acceptation d’un projet passe par le partage culturel autour de celui-ci, et notamment par le biais de l’information. Il faut savoir qu’en Suisse, l’urbanisme est par tradition une discipline utilisée par les militaires, basée entre autres sur la pratique de la cartographie. L’urbanisme est resté assez hermétique jusque dans les années 1970, puis on a pris conscience qu’on ne pouvait faire des villes sans faire participer les gens qui la vivent. En tant qu’urbanistes, nous nous inscrivons dans cette tradition.

L’idée d’ouverture, de partage est venue ensuite, car dans une démocratie semi-directe comme la nôtre, on ne peut faire sans les gens, on se doit de partager. On a affaire à des citoyens qui sont très régulièrement consultés et qui ont une conscience politique aiguisée, et un droit de regard sur tous les actes publics.

Concernant CEVA, c’est un projet dont l’idée est en gestation depuis près de 100 ans: à l’époque on aurait sans doute peu consulté la population. Mais lorsqu’il a été decidé de relancer ce projet un siècle plus tard, il a fait l’objet d’une consultation populaire. Le projet a été supporté par près de 70% de la population, ce qui est quasiment un plébiscite ! Cela montre l’importance de convaincre.

Le projet  CEVA est assez complexe car il s’agit de faire comprendre qu’il ne s’agit pas uniquement de construire un Réseau express régional , mais d’en faire aussi un outil de développement du territoire.

Les divers chantiers ponctuant le tracé du  Réseau ferroviaire CEVA

Les divers chantiers ponctuant le Réseau Express Régional CEVA

Autour des stations CEVA, nous réaliserons des espaces publics que nous souhaitons de grande qualité, ainsi que des commerces, des cafés et tout ce qui permettra de faire de ces “places de la gare” des espaces de vie conviviaux pour les utilisateurs du rail, mais aussi et surtout pour les habitants des quartiers environnants.

Et puis CEVA, c’est l’opportunité de créer plus de 4000 logements à proximité immediate des stations, et de connecter ces nouveaux quartiers avec la ville et l’agglomération.

Nous souhaitons donc que la population puisse s’approprier cette comprehension large du projet et des avantages qu’il apportera pour plus de 240000 personnes qui habitant ou travaillent à moins de 500m d’une future station CEVA.

Comment s’y prendre ? En plus des cafés de chantiers et des informations transmises par l’équipe CEVA,  nous utilisons des sources d’information telles que des grandes bâches présentant les futurs projets sur les palissades des chantiers, un site internet présentant l’ensemble des développement d’une manière simple et intégrée, par des actions d’information dans les gares où nous avons accueilli les futurs usagers pour répondre à leurs questions, et surtout en nous associant aux journées portes-ouvertes organisées sur les divers chantiers CEVA en été 2013, et qui ont attiré une foule de près de 18000 personnes.

Pour nos projets urbains, nous avons aussi mis en place des processus participatifs, à savoir des tables rondes qui sont organisées le plus souvent par les milieux associatifs. L’idée qui sous-tend ces tables rondes, c’est que les gens du quartier sont les mieux placés pour nous informer, nous urbanistes, sur les particularités du terrain. Il s’agit d’une source d’information très importante pour nous.

Une séance de concertation au cours du chantier CEVA

Une séance de concertation

L’autre projet que vous dirigez est le réaménagement du périmètre Praille  Accacias  Vernets (PAV), 230 hectares à proximité du centre historique de Genève, très profondément marqués par un passé lié au rail, à l’artisanat, à l’industrie. Quelle stratégie a été adoptée afin de projeter ces lieux dans le futur ?

D’abord, il est important de souligner que le PAV n’est pas une friche industrielle.  Le territoire est occupé par 1600 sociétés en activité. Notre but est de conserver la dynamique de ce tissu économique. Ainsi, même si 85% de ce territoire est public, il est occupé par des entreprises dont beaucoup resteront dans le futur quartier, qui sera mixte avec des logements et des activités.

Dans cet environnement complexe, il est essentiel d’avoir d’abord une stratégie d’ensemble integrant nos ambitions dans tous les domaines concernés. C’est l’objet du plan directeur de quartier que nous prévoyons de présenter à la population cette année. Puis, quand la phase de construction débutera, nous développerons pièce par pièce chaque élément urbain au gré des opportunités qui nous sont offertes pour faire évoluer ce quartier dans le respect du territoire et de l’existant.

Plusieurs exigences se superposent en effet dans le cas du PAV : la mise en place d’un réseau de transport, le respect des règles environnementales, la planification de  l’affectation des sols, tout en respectant l’idée de départ : faire de ce territoire une extension de la ville, et non pas un îlot dans la ville.

Nous souhaitions également mettre en valeur les particularités de ce quartier, à savoir la remise à ciel ouvert des nombreuses rivières enterrées jusque là, et la préservation de la lumière si particulière de ce quartier. Le véritable changement se situe au niveau des usages, car ce sont majoritairement des logements qui vont être construits.

Une vue panoramique du PAV

Une vue panoramique du PAV à Genève

Afin d’amener les citoyens à adhérer à leurs projets, les urbanistes ont recours à  des outils de communication tels que campagnes d’affichage, expositions, qui donnent réalité avant l’heure à leurs projets. Dans quelle mesure cette technique d’urbanisme fictionnel est-elle un instrument du débat démocratique ?

L’urbanisme fictionnel est un instrument à double-tranchant, et en même temps il est très concret. C’est d’abord un excellent moyen pour les gens de se projeter dans le futur. Si on doit quitter un lieu, il est très important d’imaginer « l’après ». Cette image, nous la co-construisons avec la population. Au début ce n’est qu’un rêve, mais ensuite, ce seront des images plus précises. L’histoire d’un chantier est véritablement passionnante !

L’urbanisme fictionnel, c’est aussi un instrument à double-tranchant. Notamment à cause des images de synthèse en trois dimensions (“3D”) que l’on réalise actuellement, qui sont très précises, et qui amènent les gens à croire que le chantier va commencer le lendemain, et aussi que nous avons déjà tout réglé. C’est pourquoi je préfère le recours aux croquis pour la présentation au public. Le dessin permet de transmettre des ambiances, de développer l’imaginaire, sans alimenter le fantasme de la réalisation.

Il y a en Suisse un réel engouement pour les problématiques urbaines (73% de la population résidant actuellement en ville). Les médias locaux alimentent l’imaginaire des citadins à travers des récits qui mettent en scène leur ville. Cette passion pour l’urbanisme a-t-elle amené les Suisses à s’intéresser aux enjeux liés au mobilier urbain, qui se place lui à l’échelle de l’usager?

Cela fait déjà longtemps que les Suisses s’intéressent à l’aménagement de leur territoire. Dans notre pays il y a à la fois cette passion pour tout ce qui se rapporte à la ville, en même temps qu’une redécouverte actuelle de l’espace public.J’ai constaté que quand une ville fait l’effort d’aménager l’espace public, il y a une vraie attention portée au mobilier urbain par ses utilisateurs. C’est un peu comme si on aménageait leur salon. Il est hors de question d’y mettre un élément qui leur déplairait !

En Suisse, certains espaces publics ont même été rejetés par la population à cause du mobilier urbain qui y avait été installé. Nous avons par exemple dû changer tous les bancs d’une place réaménagée dans la ville de Sion. Cette attention au mobilier urbain, c’était en même temps le signe que la conception de l’espace public était réussie, et que les gens avaient envie d’y rester, en étant confortablement assis cette fois !

En Suisse, des usagers très sensibles au mobilier urbain

Les usagers suisses, très sensibles à la qualité de leur mobilier urbain

Enfin, selon vous, comment va évoluer ce phénomène qui consiste pour les urbanistes à « raconter des histoires », avant même la réalisation de leurs projets ? Autrement dit, comment gérer le passage de la fiction à la réalité, lorsque cet important chantier que vous dirigez sera concrétisé ?

Pour moi, cela forme un tout. Un projet urbain, ce ne sont pas que des lois et un projet directeur, c’est une histoire que l’on raconte. Que l’on commence à se raconter à soi-même d’ailleurs, en tant qu’urbaniste, et que l’on projette ensuite pour les autres.

Je n’ai pas la prétention de savoir si un projet correspondra aux besoins des populations dans le futur. A mon avis ce n’est pas le but qui compte, mais le chemin qu’on emprunte pour y arriver. Il est important de raconter les histoires du projet pour que les gens le soutiennent et avancent ensemble autour d’une idée commune. Beaucoup de villes dans le monde se sont construites comme cela, en laissant une  place à la magie du hasard en quelque sorte… Mon travail est juste de poser des conditions propices à leur réalisation.

 

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