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Du beau vient le bon – Entretien avec Marc Aurel

Marc Aurel - Photographie Rip Hopkins
Photo Rip Hopkins – Assise de la collection « Treccia », éditeur Metalco

Designer spécialisé dans le mobilier urbain, Marc Aurel codirige le studio Aurel design urbain. Fort d’une expérience de presque trente ans dans son domaine, il offre son expertise pour penser la ville d’aujourd’hui et de demain, au service et à l’écoute des concitoyens.

En un entretien, son parcours, ses projets, sa vision.

M. Marc Aurel, vous dirigez aujourd’hui avec Caterina Aurel le studio Aurel design urbain, spécialisé dans le design urbain, menant plusieurs projets d’envergure à travers le monde. Pouvez-vous nous parler de votre parcours professionnel : comment avez-vous créé votre propre métier ?

J’ai une double formation : d’abord l’école des beaux-arts de Marseille, puis une école d’architecture. Mais l’une comme l’autre ne m’offraient pas vraiment ce que je cherchais : l’idée n’était pas de faire de l’architecture au sens classique, pas plus que de l’art, mais de travailler pour le plus grand nombre. Je voulais toucher les gens dans leur quotidien, et contrairement à la galerie d’art, l’espace urbain, commun, m’offrait le terrain de jeu le plus intéressant.

Quelle fut, dans votre domaine, votre première expérience professionnelle significative ? 

C’était il y a vingt-cinq ans… Je suis entré chez Willmotte, un gros cabinet d’architectes à Paris, alors en plein développement sur la volonté de Jean-Michel Wilmotte, engagé sur un très gros projet : la restructuration de l’espace urbain de Lyon. J’ai donc été propulsé dans cette aventure, en charge de la gestion du mobilier urbain, de 1989 à 1995. Cette expérience fut une révélation – auparavant, comme souvent quand on sort de l’école, les choses n’étaient pas très claires.

J’ai découvert mon espace : le territoire urbain me passionne ! C’est le bon endroit pour toucher le plus grand nombre. Un volet important de ma réflexion concerne la production industrielle spécifique à cet espace : l’objet de mobilier urbain est à la croisée de l’industrie et du design, existe dans le rapport entre la main, le savoir-faire, et la pensée.

Quel était l’état de Lyon, sous cet aspect, quand vous avez débuté ?

Sinistre ! Mais justement, c’était un espace vierge, tout était à faire ! J’étais à l’interface de plusieurs projets, nous travaillions aussi bien avec les élus qu’avec des architectes, artistes et designers, les meilleurs de toute l’Europe étaient invités à participer – de grands paysagistes, comme Michel Desvignes, des artistes comme Daniel Buren… C’était un véritable brassage de compétences et d’idées. Nous avons par exemple réalisé de grands parkings souterrains, c’était une première mondiale à l’époque ; nous installions des oeuvres d’art dans des lieux auparavant purement fonctionnels… L’usager était au centre de notre réflexion.

Lorsque vous retournez à Lyon, quel regard portez-vous sur le travail alors accompli ?

Ça a très bien vieilli ! Cela me touche beaucoup de voir ça encore aujourd’hui, mais surtout d’avoir participé à modifier la vision de la requalification de l’espace urbain – nous nous inspirions notamment de l’expérience de Barcelone, ville restructurée à l’occasion des Jeux olympiques de 1992.

Après cette première expérience fondatrice, comment avez-vous évolué ?

Je suis retourné à Marseille avec Caterina ; elle est italienne, nous étions tous deux du Sud, avions envie de soleil… Elle était urbaniste, et moi je me suis lancé en indépendant, expert sur les questions de restructuration urbaine. J’ai travaillé notamment avec le conseil d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement (CAUE) des Bouches-du-Rhône, et la ville de Marseille.

Je m’entendais très bien avec les gens du CAUE, et me suis consacré à la restructuration de petites communes – c’était moins imposant que le projet lyonnais, mais j’étais là où je voulais être : on travaillait sur du concret, du quotidien, directement aux prises avec la vie des gens, les besoins de l’usager. Et là aussi le partenariat industriel était indispensable pour une réflexion efficace autour de l’objet urbain – j’ai notamment créé, en collaboration avec la société Eclatec de Nancy, le luminaire Clip, qui a eu un succès immédiat.

A quoi attribuez-vous ce succès? 

Tout simplement à une vision complètement renouvelée, atypique, du mobilier urbain. Je n’ai pas une vision d’ingénieur, mais plastique. Je n’oublie pas le beau, la donnée industrielle n’est plus la seule donnée. Le beau fait basculer les choses. Le luminaire Clip, à la fois efficace et beau, est devenu un best-seller au-delà des frontières françaises, à Shanghaï par exemple. Dès lors, je devins une référence dans mon domaine, et je suis récompensé par le Janus de l’industrie et le Janus de la presse en 1997.

Quels sont vos modèles, dans votre réflexion autour du mobilier urbain ? 

Il n’y en a pas. Sur ce point précis, il n’y a aucun précédent. Bien sûr, j’ai des modèles, des designers et architectes que j’admire et qui m’inspirent pour leur démarche – je pense notamment aux designers italiens engagés politiquement, comme Achille Castiglioni. Mais le terrain du mobilier urbain était un terrain vraiment délaissé, tributaire d’une vision purement industrielle de l’objet. De toute façon pour moi, l’activité de design est fondamentalement une action politique. Je ne veux pas être élitiste, je veux me mettre au service de tout le monde.

Quels sont, ensuite, les grands projets auxquels vous avez participé ?

Après l’obtention des Janus, les projets se sont enchaînés. Le Studio a notamment remporté le site de Neuchâtel lors de l’Expo.02 en Suisse (2002), ce furent cinq ans de travail avec quinze associés. Nous avons travaillé avec toute l’Europe : le tramway à Bruxelles et à Paris par exemple. À Paris notre projet pour les abris du tramway avait fait l’unanimité à la RATP. Ce bon rapport avec la RATP nous permet aujourd’hui de développer de nouveaux projets, notamment les stations de la ligne T6 du tramway, qui sera visible en 2014.

Il y a eu des centaines de projets, mais on peut citer ma collaboration avec la ville de Dubaï, pour la requalification de son centre historique, ou avec la ville de Tripoli, avant la guerre en Libye. Aujourd’hui, nous travaillons avec la ville de Beyrouth au Liban, pour la reconstruction des souks : nous nous occupons du mobilier (kiosques, assises…). Mais aussi, en France, avec la ville de Metz pour la construction de son tramway qui sera visible en octobre prochain : nous avons réalisé les abris des stations, dont l’un se trouvera pile en face du Centre Pompidou-Metz…

Outre votre travail de designer, vous intervenez en tant qu’expert dans plusieurs institutions. 

Tout à fait. Lors de mon retour à Marseille, j’ai commencé à enseigner aux Beaux-Arts, dans la section design. Mais aussi à la Réunion, pour trois ou quatre sessions d’enseignement par an. Nous avons ouvert un bureau à la Réunion, géré par Caterina, pour développer plusieurs projets d’urbanisme. C’est grâce à ce genre d’opportunités que nos projets se développent (mobilier urbain pour la ville du Port, abris du tram-train…)

Lorsque le ministère de la Culture m’envoie à Dubaï, je crée des workshops, je donne des conférences. Je n’interviens pas seulement en tant que designer : j’apporte mon expertise, le fruit de mon expérience et de ma réflexion – notre expertise sur la ville est unique sur le plan européen. Il s’agit aussi de communiquer, d’affirmer notre position et notre vision. Je donne aussi des conférences en France, comme récemment à l’ESSEC : j’aime beaucoup ça, je deviens un expert malgré moi… Mais je manque de terrains d’expression.

Un livre est paru sur notre travail (Domestiquer l’espace public, Marc Aurel et Fabrice Pincin, 2011), mais aujourd’hui la création de l’Observatoire du design urbain est justement vouée à devenir une sorte d’agora, un espace de réflexion à la croisée des expériences de chacun, où tous les acteurs concernés par ce sujet, architectes, designers, mais aussi universitaires ou historiens, pourront intervenir pour penser la ville du futur.

Enfin, question très vaste mais essentielle : quel point commun voyez-vous entre toutes vos créations ? Qu’est-ce qui fait l’essence de votre démarche ?

Question très importante en effet, dont je ne peux ici qu’amorcer le développement ! Je veux d’abord comprendre la maîtrise d’ouvrage, c’est-à-dire le client, le faire entrer dans la réflexion. Il devient d’ailleurs généralement un ami. Je ne fais pas du stylisme, je cherche une implication totale, une réflexion de fond sur le terrain, une compréhension de la culture des gens avec lesquels je travaille.

J’ai besoin de me nourrir du contexte pour créer, et produire de bons et beaux objets naturellement adaptés à leur environnement. Dans mon domaine, les objets étaient d’abord des objets très techniques : ça sert et c’est tout. Moi, je voudrais que le beau devienne une donnée importante, essentielle. Je suis exaspéré par les effets de style : la création doit s’inscrire dans une continuité. Je digère cette culture que je découvre, cela évite toute gesticulation, tout bricolage. Je veux offrir du beau à nos concitoyens.

On subit le quotidien plutôt qu’on jouit de nos espaces : il faut arrêter ça. Retrouver, dans l’objet urbain, l’étonnement face à la matière, la texture, la lumière. Cela aussi, c’est politique. Je suis fils d’ouvrier, le design n’est pas ma culture. J’ai travaillé en usine, je le connais bien, cet espace triste. Une fois de plus, la notion de beau est un fil conducteur : du beau vient le bon. Enfin, et c’est pourquoi je souhaite communiquer aujourd’hui à travers l’Observatoire du design urbain, je veux apporter aujourd’hui mon expertise : une vision très complète des objets dans la ville, qui remet l’usager au centre de la création et de la réflexion. Voilà une question fondamentale : qu’est-ce que les gens pour lesquels ces objets sont créés aimeraient vraiment ?

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